Le handicap, enjeu de société Gilles Marchand SCIENCES HUMAINES Malgré les dispositions législatives, le handicap reste une cause d'exclusion, en termes d'éducation, d'accès aux infrastructures, d'intégration professionnelle, mais aussi d'acceptation sociale. L'objectif, pour les personnes handicapées, demeure le même : participer pleinement à la vie de la cité. Le 18 janvier 2005, le projet de loi « Pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées » a été adopté par les députés, concrétisant ainsi la volonté présidentielle de faire du handicap (1) un chantier prioritaire du quinquennat. Ce texte de loi vise à moderniser la loi de 1975, qui entendait déjà promouvoir l'intégration des personnes handicapées en termes de soins, d'éducation ou de formation professionnelle. Diverses adaptations législatives ont bien été prises au cours des trois décennies qui séparent ces deux lois, en termes d'intégration professionnelle (respect d'un quota d'embauche de 6 % de travailleurs handicapés pour toute entreprise de plus de vingt salariés) ou de sanctions juridiques visant les discriminations. Mais l'originalité de cette nouvelle loi, du moins de son intention, provient de la volonté affirmée de « favoriser l'autonomie des personnes à travers des projets individuels de vie », d'après les termes de Marie-Thérèse Boisseau, secrétaire d'Etat chargée des Personnes handicapées (2). L'ambition de cette loi est donc importante, mais elle apparaît surtout nécessaire. Pour Patrick Risselin, ancien responsable des politiques sociales du ministère de l'Emploi et de la Solidarité, « le handicap continue de se poser (...) comme un défi majeur à une société évoluée. Les données épidémiologiques et sociales immédiates démontrent qu'il ne régresse pas, qu'il suscite des attentes et des problèmes renouvelés, et surtout (...) qu'il n'est in fine qu'une représentation résultant d'un compromis social toujours fragile et susceptible d'être remis en cause à tout moment (3) ». En effet, les maladies mortelles laissent maintenant place à un nombre croissant de maladies chroniques, et les progrès de la médecine permettent un nombre toujours plus important de guérisons, mais entraînant aussi plus de séquelles...
De la sphère médicale aux préoccupations sociales De quoi est-il question dans la problématique actuelle du handicap (4) ? Il s'agit en premier lieu de la définition sociale du handicap (variable selon les époques), telle qu'elle est posée dans le contexte actuel. Il s'agit également des moyens à mettre en oeuvre (comme vont tenter de le faire les politiques publiques liées à la loi du 18 janvier 2005) pour « garantir à la personne handicapée non seulement le droit de vivre, mais celui de vivre avec les autres, par la mobilisation collective et dans tous les registres de la vie sociale, des compensations et des adaptations nécessaires, de quelque nature que ce soit ». Cette préoccupation centrée sur l'intégration et la participation sociale n'a pas toujours été au coeur de la prise en compte des personnes handicapées. L'infirmité, l'invalidité, auxquelles seule la sphère médicale s'intéressait, ont pris progressivement de l'importance dans le champ social et des politiques publiques axées sur l'égalité et la non-discrimination. Avant le xxe siècle, les personnes handicapées étaient pour l'essentiel considérées comme inadaptées, et donc marginalisées, voire exclues de la société. La prise en charge se limitait à une assistance financière et sanitaire destinée à amoindrir les conséquences d'une autonomie limitée. Mais la donne commence à changer dès la fin du xixe siècle, comme le rappelle l'historien Henri-Jacques Stiker (5). Le contexte d'industrialisation galopante développe le problème des accidents du travail. Pour y faire face, « il y aura donc désormais obligation de réparer, et plus tard de compenser, les atteintes qu'ont produites les risques du travail et ceci n'appartient plus seulement aux patrons (...) mais à la collectivité nationale tout entière. On va donc penser progressivement à redonner une place économique et sociale aux accidentés du travail ».
Aux conséquences de l'industrialisation vont se joindre celles de l'hécatombe de la Première Guerre mondiale. Envers ceux que leur patrie a « cassés », « la redevance sociale se fait sentir, y compris sous la forme d'une culpabilité collective ». Autre facteur relevé par H.J. Stiker, l'avènement de l'école obligatoire va exacerber la préoccupation de l'intégration, de l'égalité des chances malgré les infirmités, physiques ou intellectuelles. Peu à peu, dans les années 20, « le vocabulaire tourne : si on ne bannit pas les mots "défectifs" (infirme, impotent, incapable, imbécile, invalide, etc.), on voit apparaître les mots du retour (reclassement, réadaptation, réintégration, réinsertion, rééducation, etc.) ». S'appuyant sur ce langage inédit, de nouveaux services et organismes apparaissent, essentiellement dans le secteur associatif, avec pour objectif de donner une place sociale et une indépendance économique aux personnes infirmes. La notion de handicap va se substituer dans les années 50 à celles d'infirmité et d'invalidité.
Transformer le handicap en différence culturelle Mais si l'ensemble de ces facteurs marquent une prise en compte accrue des personnes handicapées, la voix des principaux concernés n'est pas forcément entendue. De plus, la première action législative ne date que de 1975. Entre-temps, selon Michel Wieviorka (6), dans la lame de fond contestataire de la France des années 60, « des mouvements inédits s'ébauchent, dont les revendications comportent des dimensions nettement culturelles. Aussi leurs membres admettent-ils de moins en moins de voir leur action subordonnée à un sens autre que celui qu'ils entendent lui conférer eux-mêmes ». En parallèle de ces mouvements (comme le féminisme), « dans un tout autre domaine, des malades, des handicapés ou leurs proches ont cherché à transformer la déficience physique en différence culturelle. C'est ainsi que les sourds-muetsont demandé en France à bénéficier d'un autre choix que celui, dramatique, qui leur imposait de vivre soit dans des ghettos, soit comme tout le monde, mais en dissimulant leur handicap ». Le sociologue y voit le contraire d'une tendance au communautarisme, « puisque c'est chargée du désir de participer à la vie moderne que la référence à une culture propre - avec sa langue, en l'occurrence la langue des signes - est alors mise en avant ». Ces mouvements, toujours actifs aujourd'hui, cherchent depuis quelques décennies à « renverser le stigmate », à s'affirmer en une identité visible et assumée, à refuser d'être passifs face aux soins et aux politiques publiques, à bousculer l'indifférence trop généralisée. Car la situation, actuellement, montre l'ampleur de la tâche qui reste à accomplir, ne serait-ce qu'en termes de meilleure connaissance des personnes handicapées et de leurs conditions de vie. En France, jusqu'à l'enquête HID (« Handicap, invalidité, dépendance »), les données sur ce point étaient particulièrement parcellaires. Menée en 1998 et 1999 (d'autres informations ont été collectées plus récemment), elle comble un retard important (7). La France compterait ainsi près de 12 millions de personnes handicapées, chiffre dont l'importance s'explique par l'ampleur de l'éventail du handicap. Cette enquête révèle que 26 % des personnes déclarent avoir au moins une incapacité ou une limitation d'activité ou une reconnaissance de leur handicap. Le handicap prend des formes très variées, depuis la simple difficulté à monter un escalier jusqu'aux déficiences particulièrement invalidantes, et renvoie donc à une population hétérogène qui ne peut être appréhendée par un traitement politique et social global.
Des situations contrastées L'enquête dénombre 5,3 millions d'individus atteints d'incapacités isolées et mineures (voir de près, se couper les ongles), 2,3 millions de personnes âgées dépendantes, 1,2 million, regroupant essentiellement des hommes, victimes d'accidents du travail ; les autres groupes renvoient aux incapacités diffuses (douleurs invalidantes empêchant par exemple de porter une lourde charge), aux déficiences intellectuelles (650 000 personnes) et aux maladies limitantes (déficience viscérale, métabolique ou motrice, touchant essentiellement des hommes). 1,2 million de personnes constituent le « noyau dur du handicap », dont beaucoup d'hommes, inactifs, dont l'invalidité est souvent liée à la naissance. Entre les personnes handicapées, d'autres différences peuvent être notées : l'âge est un premier facteur aggravant, les disparités entre les hommes et les femmes (les premiers plutôt atteints de déficiences sensorielles, les secondes de difficultés motrices), l'isolement de certains quand d'autres (5,4 millions) au contraire bénéficient de l'aide régulière d'une autre personne qui les assiste à leur domicile. D'autres différences sont liées à la prise en charge sous forme d'allocations. D'énormes inégalités sociales sont également ressorties de l'enquête HID : par exemple, un enfant d'ouvrier a sept fois plus de risques d'entrer dans une institution spécialisée qu'un enfant de cadre. Aussi, la proportion de personnes de milieu ouvrier qui déclarent au moins une déficience est 1,6 fois plus élevée que chez les cadres. Lors de la Semaine pour l'emploi des handicapés, en novembre 2004, les associations telles l'Adapt et l'Agefiph se sont alarmées des difficultés rencontrées par les personnes handicapées pour intégrer le monde du travail. On compte actuellement un taux de chômage de près de 30 % alors que la moyenne nationale reste sous la barre des 10 %. Les entreprises assujetties à l'obligation d'emploi de 6 % de personnes handicapées sont plus nombreuses à payer une somme compensatoire qu'à se conformer à cette disposition législative... Et 30 000 enfants handicapés n'ont aucun contact avec un enseignant.
Au vu de ce tableau, on est tenté de croire en l'échec de la prise en compte des personnes handicapées comme membres à part entière des sociétés actuelles. Or un changement de perspective semble s'enraciner actuellement, marquant la volonté de considérer le handicap avec un regard neuf. Jusqu'à présent, le handicap restait considéré sous l'angle de la classification des conséquences des maladies, édictée par l'OMS (Organisation mondiale de la santé) en 1980 en s'appuyant sur les travaux du rhumatologue Philip H.N. Wood. Cette classification distingue trois niveaux d'expérience du handicap : les déficiences (ou niveau lésionnel) provoquent les incapacités (soit le niveau fonctionnel) qui entraînent le désavantage social (ou niveau social).
Vers un modèle social du handicap Même s'il s'agissait d'une première prise en compte des conséquences sociales du handicap, visant à répondre au souhait du mouvement international des personnes handicapées, les critiques ne se firent pas attendre. Ce modèle négligerait la prise en compte des facteurs environnementaux, et la relation de cause à effet entre les déficiences et les désavantages sociaux mettrait uniquement l'accent sur les déficiences individuelles, négligeant par là les facteurs contextuels. Or ce ne sont pas tant les personnes handicapées qui peuvent changer que l'environnement dans lequel elles évoluent. « Un modèle social du handicap a ainsi été proposé, prenant le contre-pied du modèle médical et refusant, lui, d'expliquer le handicap par les caractéristiques individuelles des personnes, mais plutôt par l'ensemble des barrières physiques ou socioculturelles faisant obstacle à la participation sociale et à la pleine citoyenneté des personnes concernées (8). » S'appuyant sur cette perspective, les personnes handicapées s'organisent depuis une vingtaine d'années pour revendiquer un droit à une vie autonome, ce qui implique des modifications autant dans les rapports sociaux entre personnes handicapées et non handicapées que dans l'accès aux soins, aux transports, aux emplois, etc. Une double évolution, sans doute en marche, mais loin d'avoir abouti, notamment en termes de préjugés, d'inaccessibilité et de discrimination. Depuis une dizaine d'années, le champ des disability studies se développe, utilisant le vécu subjectif du handicap dans des modèles théoriques. « Plusieurs changements se sont opérés : davantage de personnes handicapées ont commencé à étudier et théoriser sur le handicap, les spécialistes ont commencé à se centrer sur l'expérience personnelle du handicap, et les "activistes" du handicap ont été pris en compte (9). » Ces études élargissent la brèche initiée par le modèle social du handicap, en redéfinissant les points de vue : la théorie de la tragédie personnelle remplacée par celle de l'oppression sociale, le traitement individuel par l'action sociale, la médicalisation par l'autoassistance, l'adaptation par l'affirmation, l'identité individuelle par le changement collectif. Le contexte actuel, marqué par des avancées dans la recherche, dans les réflexions collectives et associatives, dans la prise de parole des personnes concernées, n'est-il pas favorable à des avancées sociales destinées à des personnes autrefois exclues de la société ? Le comité national Handicap : sensibiliser, informer, former, demandé par Julia Kristeva (10), pourrait-il accentuer la tendance actuelle, en menant une campagne destinée notamment à éduquer les jeunes aux réalités des personnes « différentes » ? Une autre question sur laquelle la société et les pouvoirs publics devront un jour avancer est celle de la « sélection » des naissances. La prévention du handicap est-elle possible, avec les progrès de la science, sans une longue réflexion éthique ?
« Une société sans handicap est par définition une utopie. Une fois éliminé ce qu'aujourd'hui nous appelons handicap, d'autres différences apparaîtront inacceptables qui viendront se substituer aux catégories actuelles, renforçant intolérance et exclusion. Choisir d'accueillir et d'apprivoiser les différences qui nous font peur permet de contribuer à la construction d'une société plus ouverteet plus sereine (11). »
NOTES
1 Cet article se consacre, pour l'essentiel, au handicap physique et sensoriel.
2 « Santé publique : une loi sur le handicap pour surmonter trente ans de retard », Le Monde, 29 janvier 2004.
3 P. Risselin, Handicap et citoyenneté au seuil de l'an 2000. 20 ans de politiques sociales du handicap en France : bilans et perspectives, Odas, 1998.
4 Voir notamment la synthèse d'I. Ville et J.-F. Ravaud, « Personnes handicapées et situations de handicap », Problèmes politiques et sociaux, n° 892, septembre 2003.
5 H.J. Stiker, « Aspects sociohistoriques du handicap moteur », in Association des paralysés de France, Déficiences motrices et situations de handicap. Aspects sociaux, psychologiques, médicaux, techniques et législatifs, troubles associés, APF, 1996.
6 M. Wieviorka, La Différence, Balland, 2000.
7 Voir notamment P. Mormiche, « Le handicap se conjugue au pluriel », Insee première, n° 742, octobre 2000.
8 J-F Ravaud et P. Mormiche, « Handicaps et incapacités », in A. Leclerc, D. Fassin, H. Grandjean, M. Kaminski et T. Lang (dir.), Les Inégalités sociales de santé, La Découverte, 2000.
9 G.L. Albrecht, J.-F. Ravaud et H.J. Stiker, « L'émergence des disability studies : état des lieux et perspectives », Sciences sociales et santé, vol. XIX, n° 4, décembre 2001.
10 J. Kristeva, Lettre au président de la République sur les citoyens en situation de handicap, à l'usage de ceux qui le sont et de ceux qui ne le sont pas, Fayard, 2003.
11 I. Ville et J-F Ravaud, op. cit.